UNE RIVIÈRE DE LARMES…
Par Lysette Brochu, petite-fille d’Anna Legendre-Legault-Lachance et d’Omer Legault
Anna Legendre était la fille d’Alphonse Legendre et de Delphina Desjardins, mariés en 1890. Anna est née en 1897 à Champion au Michigan. Lorsqu’elle avait deux ans, ses parents sont déménagés à Verner, en Ontario. Elle a épousé Omer Legault de Verner, en 1913. Elle n’avait alors que 16 ans. Ma mère, Simone Legault, était la troisième de leur union. Omer est mort dans un feu, à Verner, en 1921. Plusieurs années plus tard, Anna s’est remariée à Xavier Lachance. En tout, elle a donné naissance à dix enfants. Elle est morte à l’âge de 97 ans, à Vanier, en Ontario.
Ma grand-mère maternelle vivait à Verner, en Ontario. Dans l’inconscience de mon jeune âge, moi, la belle naïve, je croyais que le cours d’eau traversant ce village, la rivière Veuve, avait été nommé ainsi en l’honneur de ma grand-mère, deux fois veuve. Son premier mari, Omer Legault, avait tragiquement péri dans un incendie, en 1921, à l’âge de vingt sept ans seulement, brûlé vif sous les yeux de sa famille. Ma mère nous racontait parfois quelques détails de cette nuit d’horreur qui lui avait ravi son papa.
– Dans ce temps-là, mes parents étaient propriétaires d’un magasin au village pis nous autres, on logeait dans l’appartement du haut. Une nuit, pendant que tout l’monde dormait, le feu s’est propagé dans les murs en grondant. Le bruit était si fort que ça nous a réveillés. J’avais juste trois ans, mais j’me souviens encore des hurlements de douleur de mon pére sortant du magasin comme une torche vivante devant nos yeux. Quel choc ! En sanglotant, on s’cramponnait à notre mére en criant « pôpa, pôpa »… Après avoir réussi à nous sortir, y’était retourné dans les flammes pour aller chercher sa caisse. On dit que c’est en ouvrant la porte du placard qu’y’a été victime d’un retour de flammes pis que tout y’a explodé en pleine figure… Grièvement brûlé, y’a vite été amené à l’hôpital de Sturgeon Falls en train, sur le fast, pis pendant trois interminables jours, y’a agonisé sur son lit. Y’aurait été mieux de mourir su’l’coup, pauvre lui. Heureusement par exemple, le prêtre a eu l’temps d’y donner l’Extrême-onction. Quand y’est finalement parti, ben sa jeune veuve, démunie, affolée, tellement triste, restait avec trois enfants su’ les bras, Lucien, Annette pis moé, pis un autre en chemin qu’elle a baptisé Omer comme son défunt mari.
Maman, remuant les cendres posées à jamais dans sa mémoire, continuait sa saga familiale, en nous expliquant comment sa mère, femme forte et travailleuse, les avait courageusement élevés et comment elle leur avait inculqué du respect pour les morts :
– Pauvre mére ! A besognait du matin au soir, tricotant des bas pis des pantoufles qu’a vendait, faisant des lavages, des repassages, pis du ménage pour les autres. Le dimanche, a nous habillait en noir de la tête aux pieds, ensuite a nous amenait, en marchant, sous les regards apitoyés des gens, au cimetiére, pour prier et pleurer sur la tombe à pôpa. Tout le village nous pointait du doigt en disant :
« R’gardez ces pauvres enfants ! Des orphelins de pére… ah ! si cé pas une situation déplorable ! » Arrivée à cette partie de ses souvenirs, maman se taisait. Perdue dans sa peine pour cette jeune fille d’autrefois, le visage assombri, incapable de se résoudre à continuer sur ce retour dans le monde de sa petite enfance, elle fermait les yeux afin de chasser les images qu’elle venait d’évoquer, tentant, du mieux qu’elle le pouvait, de réprimer de trop forts sentiments et, elle hochait la tête. Nous la pressions de questions, l’encourageant à raconter le reste de son gris et cruel passé, car si nous connaissions l’histoire par coeur, nous nous sentions chaque fois plus près d’elle, saisissant mieux sa persistante mélancolie en sourdine, comprenant à notre manière que des blessures aussi grandes ne s’effacent jamais et, quoi qu’il en soit, le temps, les années, les silences, ne font que les approfondir. Après une longue pause, suivie d’un grand soupir, elle se redressait et reprenait le fil de son récit.
– En tout cas les enfants, votre grand-mére a mené cette vie monotone, faisant des économies de bouts de chandelle, pendant de nombreuses années avant l’arrivée dans sa vie d’un Monsieur Xavier Lachance, veuf lui itou, à deux reprises à part ça, et le pére de trois grands gars, Lionel, Gaspar pis Delval. Monsieur Lachance venait porter ses brassées de lavage chez nous. Ça pas pris ben du temps qu’y a faite sa grand’ demande pis les deux veufs, à la surprise de tous, ont décidé de se marier…
Extrait de : Brochu, Lysette, Saisons d’or et d’argile, tableaux de vie, Vermillon, Ottawa, 2005, 268 p. Récits publiés dans Parole vivante, no 58, p. 18 à 21, Réimpression en juin 2011, ISBN-13 : 978-1-897058-21-3